Le scandale Thames Water: une leçon d'évaluation des infrastructures pour les investisseurs
Thames Water, la plus grande compagnie d'eau et d'assainissement du Royaume-Uni, semblait être l'exemple même d'un actif stable et prévisible. Pourtant, en décembre 2023, la valeur de cet investissement a été dépréciée de près de 30 %, soit une perte abrupte et inattendue d'environ 1,5 milliard de livres sterling - certaines évaluations récentes évoquent même une dépréciation de 60 %, soit 3 milliards de livres sterling. Dans leur rapport intitulé "Low Tide - Benchmarking risks in Infrastructure Investments: What the data showed about Thames Water", les chercheurs d'EDHECinfra Frédéric Blanc-Brude, Abhishek Gupta et Tim Whittaker ont analysé ce que les investisseurs auraient pu apprendre sur le niveau de risque de leur investissement, s'ils avaient comparé ses caractéristiques aux données du marché et à celles d'infrastructures proches.
Thames Water semblait être l'exemple même d'un actif stable et prévisible. Pourtant, en décembre 2023, la valeur de cet investissement a été dépréciée de près de 30 %. Cette perte inattendue d'environ 1,5 milliard de livres sterling a eu un impact considérable sur de nombreux investisseurs, dont des fonds de de retraite britanniques, japonais et canadiens. [mise à jour : dans les derniers comptes de l'un de ses principaux actionnaires, la valeur de Thames a été dépréciée de 60 %, soit deux fois plus que la dépréciation précédente, ce qui porte la perte à plus de 3 milliards de livres sterling].
Dans leur article de l'EDHEC Infrastructure & Private Assets Research Institute intitulé "Low Tide - Benchmarking risks in Infrastructure Investments: What the data showed about Thames Water" (1), les auteurs Frédéric Blanc-Brude, Abhishek Gupta et Tim Whittaker ont examiné ce que les investisseurs dans Thames Water (et sa société holding) auraient pu apprendre sur le niveau de risque de leur investissement, s'ils avaient comparé ses caractéristiques aux données du marché et du groupe de pairs.
Les avantages de l'analyse comparative (benchmark) dans les investissements
Dans leur rapport, les auteurs ont montré qu'une analyse comparative, également appelée benchmarking, aurait révélé que Thames Water n'était pas un investissement stable, mais plutôt un investissement à haut risque et à faible rendement.
L'actif a dû être mal évalué pendant plusieurs années avant sa plongée stupéfiante. Selon les auteurs, sa valeur a en fait baissé - sans que cela ne soit visible - pendant des années (2).
Leurs travaux montrent que l'analyse comparative des principales caractéristiques de Thames Water aurait permis de mieux comprendre son profil de risque. Comment ? En utilisant un ensemble comparable de ce qu'est une entreprise typique ayant les mêmes attributs que Thames Water en termes d'exposition aux facteurs de risque, de durée et de probabilité de versement de dividendes. Cela aurait permis de démontrer que l'entreprise était susceptible de perdre entre 30 et 50 % de sa valeur au cours de la dernière décennie, ce qu'elle a fini par faire. (3)
Sans cette analyse, les investisseurs n'ont pas eu une vision d'ensemble. Ils ont en fait été victimes d'une forme de pensée encore très répandue dans le domaine de l'investissement en infrastructures, qui consiste à considérer l'actif de manière restreinte, sans tenir compte du marché ou des infrastructures proches ou similaires.
Les 3 "drapeaux rouges" qui auraient dû inquiéter les investisseurs
Voici les trois signaux forts que les investisseurs auraient dû prendre en compte bien avant la dépréciation de Thames Water en décembre 2022 :
Drapeau rouge n°1 : un coût moyen pondéré du capital extrêmement bas
La société avait un coût moyen pondéré du capital (CMPC) réglementaire extrêmement bas. Il s'agit du taux moyen qu'une entreprise paie pour financer ses actifs. Cela ne pouvait que pousser Thames Water à prendre trop de risques pour atteindre le niveau de rendement exigé par le marché.
Drapeau rouge n°2 : une tendance à s'endetter pour payer plus de dividendes
En réaction à la situation, les investisseurs de Thames Water ont créé une structure visant à extraire le maximum de liquidités le plus rapidement possible. Cette politique de dividendes, incompatible avec les performances économiques de l'actif, a entraîné des niveaux d'endettement importants et l'épuisement du bilan.
Drapeau rouge n°3 : une exposition élevée à des facteurs de risque systématiques
L'exposition de l'entreprise aux principaux facteurs de risque - identifiés dans les recherches de l'EDHECinfra comme déterminant les rendements - a été élevée et en augmentation constante pendant une période significative. Cela ne pouvait que conduire à une prime de risque de marché de plus en plus élevée, c'est-à-dire à un rendement supplémentaire attendu par les investisseurs détenant un portefeuille de marché risqué et non un actif sans risque. Ainsi, la perte de valeur probable n'a pas été identifiée pendant des années.
S'ils avaient été identifiés à un stade précoce, ces signaux auraient pu conduire à une réévaluation de l'actif.
Quels enseignements tirer de ce cas particulier ?
Quelles leçons peut-on donc tirer de la dépréciation brutale de Thames Water ?
Tout d'abord, les investisseurs auraient dû remettre en question l'évaluation déclarée de l'actif. Ce cas spécifique souligne l'importance d'une analyse comparative dans l'évaluation des actifs et des risques. Les investisseurs de Thames Water auraient pu bénéficier d'une approche comparative, plutôt que de se focaliser sur des points précis.
Pour la plupart des investisseurs, détenir les parts d'une compagnie des eaux de la capitale d'un pays du G7 semble être l'investissement idéal. Il serait facile de penser que cet actif verserait des dividendes réguliers et prévisibles aux actionnaires, et que sa valorisation ne devrait pas être trop volatile. Mais, comme nous l'avons vu, ce n'était pas le cas de Thames Water. Au contraire, comparée à ses pairs, la compagnie des eaux présentait des risques importants qui n'avaient pas été pris en compte lors de l'évaluation de l'actif.
Les auteurs ont également montré qu'une méthodologie erronée avait été utilisée pour estimer le coût des capitaux propres, c'est-à-dire le rendement qu'une entreprise doit fournir à ses actionnaires en échange de leur investissement. Ils ont souligné que cette mauvaise évaluation du coût du capital de Thames Water par le régulateur avait créé des incitations malsaines pour la direction à maximiser les rendements à court terme, ce qui a conduit à une prise de risque excessive et à la destruction de la valeur actionnariale (4).
En conséquence, l'évaluation de l'actif par son actionnaire est restée stable ou a augmenté jusqu'en mars 2022, avant de diminuer de façon spectaculaire. Un rappel que la valeur de ces actifs peut être très volatile.
Dans l'ensemble, Thames Water constitue une bonne étude de cas pour les investisseurs, en leur rappelant qu'ils doivent toujours avoir une vision comparative de leurs actifs. Dans le cas présent, cela aurait permis d'identifier plus tôt les signaux d'alerte et de mieux évaluer les risques liés à l'investissement.
Références
(1) EDHEC Infrastructure & Private Assets Research Institute report (Dec. 2023) “Low Tide - Benchmarking risks in Infrastructure Investments: What the data showed about Thames Water”. Frédéric Blanc-Brude, Abhishek Gupta and Tim Whittaker. https://edhec.infrastructure.institute/wp-content/uploads/assets_dbd/Low_Tide_EDHEC2023.pdf
(2) Communiqué de presse EDHECinfra (Jan. 2024) "Thames Water – What Could Investors Have Known Beforehand?" - https://edhec.infrastructure.institute/announcement/press-release-thames-water-what-could-investors-have-known-beforehand/
(3) Sélection d'articles de presse reprenant la publication "Low Tide" d'EDHECinfra: Financial Times - Bloomberg - The Guardian - IPE.com - AGEFI.fr
(4) Communiqué de presse EDHECinfra (Jan. 2024) "EDHEC Infra & Private Assets addresses concerns over Ofwat’s role in Thames Water fiasco" - https://edhec.infrastructure.institute/announcement/press-release-edhec-infra-private-assets-addresses-concerns-over-ofwats-role-in-thames-water-fiasco/