Les chefs d’entreprise s’inquiètent de plus en plus des effets perturbateurs de l’intelligence artificielle (IA) sur l’avenir du travail. Alors que de nombreux travailleurs craignent de se retrouver à terme sans emploi, ils s’inquiètent pour l’heure de voir des bots ou logiciels prendre des décisions concernant leur travail. Mais devrions-nous vraiment nous inquiéter d’avoir un « manager-robot » ? Et les managers eux-mêmes : sont-ils sur le point de perdre leur emploi ?
La réponse à ces deux questions est « non ». Toutefois, cela ne signifie pas que les managers peuvent se contenter d’un statu quo. La perspective de l’IA au travail modifie nos attentes à l’égard des managers. Certains suggèrent que l’avenir du management pourrait être très positif, avec une plus grande attention aux aspects humains de la relation de travail, ainsi qu’une orientation vers les intérêts collectifs.
Nos recherches sur l’histoire du management, publiées dans Philosophy of Management, expliquent pourquoi il est possible que le management amélioré par l’IA ait davantage besoin de gestionnaires de personnes que de gestionnaires de ressources. Nos conclusions suggèrent même que l’avenir du management a déjà commencé.
Les 3 premières grandes périodes du « management »
À l’aide de dictionnaires étymologiques et d’archives (numériques), nous avons recherché les différentes significations que le mot « management » a eues au cours de l’histoire, et les réalités sociales auxquelles elles correspondaient.
Nous avons pu distinguer cinq périodes, chacune avec une caractérisation spécifique pour les trois questions qui ont structuré notre recherche : qu’est-ce que l’activité de management, qu’est-ce qui est managé ou qui est managé, et qui manage ? Il y a une constante évidente dans ces cinq périodes, à savoir qu’il y a toujours un agent qui dirige ou gère quelque chose ou quelqu’un, ce qui implique une hiérarchie. Mais il existe des différences quant à l’identité de l’agent, à l’objet du management et à la justification de la hiérarchie.
Le verbe « manager » a une origine latine, manidiare, avec manus (main) comme racine. Au départ, il est utilisé pour mener un cheval à la main. Au XVIe siècle, on passe d’un contexte agricole à un contexte civil. On gère désormais des animaux, des personnes et même des armes, mais toujours par contact direct avec les mains.
Au cours de la deuxième période, nous avons également noté l’utilisation du substantif « management » pour désigner une négociation ou une prise de décision à propos de quelque chose. Il y a donc une distance entre la personne qui gère et l’objet géré.
Puis, au XVIIIe siècle, nous assistons à une réification du concept. Au cours de cette troisième période, le mot « management » est désormais également utilisé pour désigner le groupe de personnes qui dirigent une organisation. Nous avons principalement trouvé des exemples dans le contexte de l’urbanisation croissante et, plus tard, de la révolution industrielle.
Au XIXᵉ et durant une grande partie du XXᵉ : une 4ᵉ période riche d’enseignement
La quatrième période est liée à une américanisation du concept. On parle désormais du « manager » comme du professionnel de l’entreprise. C’est à ce moment-là que le management, en tant qu’activité à distance, devient une « science » dans le grand terrain de jeu qu’est l’entreprise, en lien aussi avec son enseignement.
Cette évolution transforme également le management en un concept politiquement neutre, axé sur l’efficacité. Le manager n’est pas censé avoir de morale, en ce sens que décider des finalités et des valeurs n’est pas de son ressort. Le philosophe Alisdair MacIntyre en 1981 note que le manager s’intéresse à la technique, à l’efficacité dans la transformation des matières premières en produits finis, de la main-d’œuvre non qualifiée en main-d’œuvre qualifiée, de l’investissement en profits. Le management devient donc une expertise technique, pratiquée dans un cadre d’objectifs et de valeurs définis ailleurs.
C’est là que se trouve également la base de la justification de la hiérarchie entre le manager et le managé. Cette supervision peut intervenir partout, à n’importe quel niveau d’une organisation. C’est précisément l’expertise du manager en matière d’efficacité qui justifie l’autorité et le pouvoir du manager. Un manager de niveau supérieur est supposé avoir plus d’expertise en matière de gestion qu’un manager de niveau inférieur. Comme cette expertise peut être apprise dans les écoles de management, nous pouvons devenir de plus en plus compétents dans ce domaine et ainsi gravir les échelons de la hiérarchie. En ce sens, la mobilité sociale des temps modernes, où « chacun peut devenir ce qu’il veut », est corroborée par la transformation du management en spécialité, en savoir.
La quatrième période présente toutefois deux points de tension. Le premier concerne les prétentions « scientifiques » du management en tant qu’expertise en matière d’efficacité. Les sciences sociales n’ont pas été en mesure de produire des généralités voire des lois (comme les sciences naturelles), ce qui menace la légitimité de l’expertise que le management moderne prétend détenir. La seconde est liée à la nature démocratique de ces compétences que tout le monde peut apprendre. Les compétences managériales sont le résultat d’un effort plutôt qu’un trait inné.
L’actuelle 5ᵉ période : leadership, technologie et « humanité » ?
Dans les périodes précédentes, les managers ont toujours eu une position de contrôle unique. La démocratisation du management menace cela. Pourtant, c’est comme si les postes les plus élevés dans la hiérarchie avaient trouvé un terme différent pour se distinguer des autres niveaux managériaux. C’est là que naît la distinction entre management et leadership. Celle-ci commence à résonner vers le dernier quart du XXe siècle. Dans un article publié en 1977 dans Harvard Business Review, Abraham Zaleznik distingue les personnalités managériales des personnalités dirigeantes. Le manager n’est ni un génie ni un héros, mais un travailleur acharné, intelligent, tolérant et doté d’une grande capacité d’analyse. Le leader, quant à lui, est une personne brillante, solitaire et en pleine possession de ses moyens, ce qui lui confère un statut mystique lui permettant de « contrôler » tous ceux qui ne sont pas comme lui. C’est, selon nous, le début de l’actuelle cinquième période.
Il est intéressant de noter que les analyses de Zaleznik et de MacIntyre (1984) coïncident avec le début de la popularisation des technologies de l’information sous la forme d’ordinateurs personnels et de l’adoption croissante des ordinateurs sur le lieu de travail. C’est l’évolution de l’interaction humain-machine vers l’intelligence artificielle (IA) qui exacerbe les tensions précédentes. Au départ, les études sur ces interactions s’attachaient à améliorer la technologie des interfaces, alors qu’il est désormais admis que les dispositifs d’IA peuvent nous connaître mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et sans que nous le sachions. C’est formidable lorsqu’il s’agit de détecter des maladies avant que nous n’en percevions les symptômes, mais cela est sans doute effrayant lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression et de mouvement.
Et désormais ? Des questions en série…
Le fait est que si l’autorité du manager est basée sur une approche « scientifique » et une expertise, la machine est déjà meilleure que l’homme sur ces points. Par conséquent, si le management ne change pas, nous assisterons à une déshumanisation du manager. L’IA est le Saint-Graal de l’optimisation, et les machines peuvent dépasser la hiérarchie inhérente au management.
Pour résister à notre détrônement, il faut justifier la place de l’homme au sommet de la hiérarchie du management sur une base autre que celle de l’expertise en matière d’efficacité. Le discours actuel sur le leadership implique un tel changement, en faisant appel à la vertu plutôt qu’à la technicité et en mettant l’accent sur les relations humaines. Comment cette cinquième période pourrait-elle se développer davantage ? Quelle est la suite de l’histoire ? Les systèmes d’IA vont-ils « gérer » les objets et les processus comme dans la première période, tandis que les managers humains « dirige(raie) nt » les gens ? La justification du leadership se manifestera-t-elle également à d’autres niveaux de l’organisation, c’est-à-dire qu’après l’omniprésence du management, place à l’omniprésence du leadership ? Et qu’est-ce que cela impliquerait ? Une célébration d’un management fantaisiste et d’ordres permanents d’une personne à l’autre, au mépris des procédures et de la rationalité ? Un autoritarisme éclairé ?
Tout ceci est possible, tout comme un management plus humain qui vise le bien-être, la confiance et l’inclusion au sein des équipes et des organisations. Cela dépend de nous et c’est à nous de l’amener là où nous le voulons. En tout état de cause, l’avenir du management relève plus de l’art que de la science.
Cet article de Wim Vandekerckhove, Professeur à l'EDHEC, a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.